Septentrion - Louis Calaferte
Les livres me donnaient confiance. Sentiment assez indéfinissable. Ils représentaient une force sûre, un secours permanent. Toujours réceptif, un livre! A la première lecture on a laissé une marque à telle ou telle page, le coin plié, c’est le passage qui répondait à une préoccupation, à un doute. Le dialogue est ininterrompu. D’autant plus vaste qu’on y ajoute tout ce qu’on veut. L’auteur n’a fait que poser les jalons indispensables. A vous de faire la tournée d’inspection. […]
La frénésie de lire me vint, je crois, vers les quinze ans. Je me revois fort bien, assis dans un autobus, faisant ma première incursion littéraire avec un livre de nouvelles d’un auteur strictement inconnu dont je n’ai jamais su le nom. C’était un livre à bon marché qu’on avait dû me prêter ou que j’avais dû trouver chez le quincaillier de mon quartier qui, si inhabituel que cela paraisse, installait sur le trottoir devant sa vitrine, à côté des cuvettes émaillées, des brocs, des beurriers en terre rouge et des pots à confiture, des casiers de livres d’occasion qui passaient de main en main d’un bout à l’autre de l’année par tous les habitants du quartier avant de revenir à la quincaillerie, un peu plus défraîchis si possible, tachés de vin, de graisse, de café, de traces de doigts, les pages arrachées pour favoriser et perfectionner l’art du coït. On y trouvait par hasard quelques bons et authentiques romans ou essais dont il eût été curieux de suivre les pérégrinations qui les avaient conduits jusque-là. Pendant un an ou deux, j’ai bien dû m’arrêter presque chaque matin devant ces casiers et y choisir des livres. […]
Si je parle si longuement des livres, c’est qu’ils favorisèrent en moi une sorte de système d’auto-défense à l’égard de ma condition. Manœuvre d’usine, l’avenir ne me promettait rien qui vaille et j’avais peur. Une peur alarmante. Je pourrais d’un jour à l’autre me retrouver dans la même position, ou plus bas encore, sans subir à nouveau ce sentiment d’infériorité qui me hantait. […] La lecture contribuait à tempérer au fond de moi cette anxiété, donc j’ai longtemps souffert, de n’être qu’un raté. J’avais beau miser indéfiniment sur le lendemain ou l’année suivante, les jours se succédaient sans changement notable. Usine. Dégoût. Rancœur contre tout le monde et le monde. Manque d’argent. Envie de me payer moi aussi des costumes, des vacances, un appartement, une soirée au restaurant ou au théâtre. A plusieurs reprises dans ma vie, je me suis demandé si, oui ou non, j’allais finir dans la peau d’un mendigot ou d’un petit employé subalterne. Ce genre de confrontation avec soi-même est affreuse. C’est l’échéance. Lorsqu’on arrive au point mort de l’échec on est fatalement seul, et, qui plus est, sans argent. […] Les livres avaient sur moi un pouvoir hypnotique. Longtemps, mes rêves de la nuit ont été encombrés de librairies aux proportions fabuleuses où j’étais accueilli en ami bienvenu, où l’on mettait à ma disposition des bibliothèques cachées contenant des éditions introuvables. […]
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