A propos du féminisme - Marguerite Yourcenar
Ce qui m’inquiète dans le féminisme de nos jours, avec lequel je suis tout à fait d’accord quand il s’agit d’égalité des salaires bien sur ... à mérite égal ... bien sur ... Mais il y a tout de même un élément gênant, c’est l’élément de revendication contre l’homme. Une tendance à se dresser contre l’homme en tant que femme qui ne me parait pas naturelle, qui ne me parait pas nécessaire, et qui tend à établir des ghettos ... des ghettos, on en a déjà assez. On en a trop ! Et je voudrais voir les femmes penser à une espèce de fraternité humaine au lieu de s’opposer d’un groupe à un autre. C’est ce qui m’empêche d’adhérer, enfin…, de signer mon nom sur les prospectus de la plupart des organisations féministes. Je n’aime pas les étiquettes, et “femme”, en un sens, est une étiquette. Et je n’aime pas tout ce qui sépare et réduit les êtres à certaines attitudes. Je voudrais qu’une femme aie la liberté d’être aussi femme ou aussi peu femme qu’elle le veut.
Seulement, il y a là une autre difficulté qui se pose à notre époque, c’est que, un petit peu comme toutes les minorités, on lutte en faveur des libertés qui auraient été très utiles il y a 50 ans, peut-être plus que des libertés qui seraient utiles au moment présent. On comprend très bien qu’il y a une cinquantaine d’années, ou il y a 200 ans, à l’époque où les femmes étaient supposées être enfermées à l’intérieur de leur maison et à ne rien faire que la cuisine si elles n’avaient pas les moyens d’avoir une cuisinière et surveiller la cuisinière si elles en avaient une, elles rêvaient d’autre chose. Par exemple, comme dans Molière, dans les femmes savantes où le mari trouve que la femme ne doit s’occuper que de la cuisine et pas de lire des dictionnaires, ça évidemment, c’était extrêmement vexant, mais quoi que, en réalité, encore, quand on voit les femmes de l’époque, on s’aperçoit qu’elles faisaient souvent tout autre chose. Mais enfin, de nos jours, la situation n’est plus aussi dramatique que ça, les femmes font davantage ce qu’elles veulent, même dans l’ordre de la vie ménagère, de s’y livrer ou de ne pas s’y livrer ...
Et ce qui s’est produit malheureusement, c’est que beaucoup de femmes se font de la vie masculine un idéal – c’est une drôle d’idée car je ne pense pas que la vie des hommes soit si idéale que ça – mais rêvent d’être l’équivalent d’un monsieur qui se lève à 7 heures et demi du matin, prend sa serviette sous son bras, avale rapidement son café et se précipite au bureau. Alors ça, comme une idée de la libération, je dois dire que c’est une idée qui me laisse froide ! Et l’idée de la carrière, l’idée du succès, du succès d’argent, du succès de domination, devient pour la femme – ça se voit très bien quand on lit certaines revues féministes – l’idéal du succès humain. A mon avis c’est une défaite épouvantable dans les deux sexes. Si un homme n’a que ça à offrir, c’est bien triste. Et si une femme l’imite et rêve d’une carrière de ce genre-là, elle s’apercevra un jour quelconque de sa vie que c’était bien creux et qu’elle a raté pas mal de choses. Et alors là, on voudrait de nouveau voir s’établir un nouvel idéal humain, un idéal qui offrirait aux êtres, peut-être pas nécessairement plus de loisirs, les loisirs on en a jamais, mais en fait plus de liberté d’activités et de choix, moins d’emprisonnement dans le travail devenu sacro-saint, devenu une forme hypocrite de l’esclavage, puisque les gens ne font plus que ça, en sont obsédés ...
Alors, il y a autre chose. Il y a le fait qu’on est un petit peu sidéré quand on voit certaines revues féminines. Et on voit un article brûlant en première page, vous disant que la condition des femmes est atroce et qu’elles devraient s’élever à une condition égale à celle de l’homme sur tout ceci et sur tout cela ... On tourne la page et on voit sur un magnifique papier glacé une image de cosmétique, de soutien-gorges, de souliers à hauts talons, et toutes espèces de choses qui appartiennent au vieil arsenal de la femme objet. Ce qui fait que ces dames ont l’air de jouer à la fois sur les deux tableaux.
On me demande si je crois que les femmes ont quelque chose de spécial à apporter à notre civilisation, et bien oui, je crois que oui. Il faut tout de même se dire ceci : c’est que à cause de cette condition limitée si vous voulez, inférieure si vous voulez, j’allais presque dire, par moment, plus profonde, de la femme du passé, elle a tout de même été la créature qui mettait au monde les enfants, elle a été la créature qui nettoyait, élevait, nourrissait, habillait les enfants, et leur donnait leurs premières leçons d’humanité en quelque sorte. Et par conséquence, elle a été beaucoup plus près des réalités de base que beaucoup d’hommes ne le sont, et elles pourraient apporter ce sens profond des réalités, et des réalités physiques, des réalités charnelles, des réalités physiologiques, qui manquent tellement dans notre civilisation. Et alors là, il me semble que la femme pourrait jouer un très grand rôle en montrant l’importance et le sacré de tout cela. Et si la femme faisait ça, immédiatement ça jouerait un certain rôle, même du point de vue du pacifisme, enfin ... , du point de vue des libertés, des droits civiques et tout ça, parce que nous comprendrions davantage le mécanisme de la vie et de la mort dont la femme a été, par la force des choses, la pauvre, tellement près, souvent, depuis des siècles.
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